La France est condamnée à perdre l’Eurovision

Lettre d'un Eurofan à Mme Redde-Amiel

Nous sommes au lendemain de la 45e défaite consécutive de la France au Concours Eurovision de la Chanson. Dans le même temps, la Suède arrache sa septième victoire, devenant pays le plus souvent victorieux (ex aequo avec l’Irlande).

Mieux encore, la chanteuse Loreen accomplit l’exploit de soulever le trophée pour la deuxième fois. Seul l’Irlandais Johnny Logan avait jusqu’ici réussi à gagner l’Eurovision par deux fois, en 1980 et 1987. À l’époque, ne concouraient qu’une vingtaine de participants, contre une quarantaine pour les éditions remportées par la Suédoise (2012 et 2023).

La Suède s’est, en tout, hissée 14 fois sur le podium en 62 participations. La France n’y est montée qu’une fois ces 20 dernières années.

Pourtant, la Suède doit chaque année passer par la case des demi-finales. La France, elle, a l’immense chance de faire partie du Big Five et d’être qualifiée d’office.

Alors, pourquoi ?

La sélection nationale est la clé.

Sur les 20 dernières chansons victorieuses, 15 ont été choisies en sélection nationale. 75 % des trophées sont donc remis à des artistes choisis par ceux qu’ils représentent. Même notre dernier meilleur classement en date résulte d’une sélection nationale, Barbara Pravi nous offrant la deuxième marche du podium en 2021 après avoir été choisie dans « Eurovision France : c’est vous qui décidez ».

Pourtant, vous avez décidé cette année de renouer avec la sélection interne pour notre représentante à Liverpool.

Bien sûr, vous pourriez justifier ce choix par d’autres chiffres. Sur les cinq victoires françaises, quatre résultent d’une sélection interne. C’est vrai, mais la dernière date de 1969. En 1977, déjà, Marie Myriam avait été choisie par son peuple. Vous pourriez également invoquer les performances de candidats choisis par votes, comme Alvan & Ahez et leur 24e place en 2022. Mais peut-on comparer "C’est vous qui décidez !" aux sélections nationales que proposent nos plus grands concurrents européens ?

« L’Eurovision est une religion »

C’est vous, Mme Redde-Amiel, qui l’avez dit. Dans certains pays d’Europe, l’Eurovision est une religion. Vous regrettiez alors notre vision très « française » du concours. Vous avez notamment évoqué le cas de l’Italie et de la Suède, deux excellents exemples.

Le Festival de San Remo 2023, ce sont cinq soirées durant lesquelles 28 participants s’affrontent pour espérer représenter l’Italie à l’Eurovision. Ce sont des performances en direct d’artistes mondialement célèbres, parmi lesquels Depeche Mode ou les Black Eyes Peas, qui attirent les téléspectateurs du monde entier. Le Melodifestivalen en est l’équivalent, présentant le même format et le même engouement au sein comme en dehors des frontières suédoises.

Le problème n’est pas l’incompatibilité de la France avec le modèle de sélection nationale des autres pays, mais la totale incapacité à proposer un spectacle de qualité pour un événement de cette envergure.

Depuis 1982, la délégation française n’a eu de cesse que de donner raison à M. Pierre Bouteiller : monument de la bêtise, absence de talent et médiocrité des chansons. À travers ces quelques mots proférés à l’encontre du concours, le directeur des variétés de TF1 a sonné le glas de l’engouement tricolore. Beaucoup ici considèrent le concours ringard. Est-ce alors à dire que les autres pays sont peuplés d’arriérés ? Le problème n’est-il pas plutôt que l’on a désintéressé les Français de l’événement, volontairement ou involontairement ?

Le format des émissions comme "C’est vous qui décidez !" ne fait que confirmer les a priori. Tout y est morne et vieillot.

Quand des millions d’européens adulent leurs candidats des semaines durant, la plupart des Français découvrent chaque année leur représentant le soir de la Finale, en tombant par hasard sur le concours qu’il n’aurait jamais assumé de regarder. La flamme s’est éteinte.

Les récentes prises de parole de M. Yves Bigot n’ont rien arrangé. On demanderait à la France de perdre de peur du poids financier de l’organisation de l’événement pour le vainqueur. La délégation française ne peut que perdre le peu de crédibilité qui lui restait. Rappelons pourtant que de nombreux pays sont parvenus à organiser l’Eurovision et en tirer des bénéfices, de par la participation financière des autres pays, la vente de billets, les recettes publicitaires, l’argent reçu des votes et les retombées sur le tourisme.

Malheureusement, pour beaucoup, la messe est dite. La France ne veut pas gagner. À quoi bon, alors, s’intéresser au concours ?

Comment séduire à nouveau ?

La France semble ne jamais s’être adaptée à la version moderne du concours. De plus en plus d’adversaires, de plus en plus de poids donné aux télévotants... Cette année, le vote a même été ouvert au monde entier. Il est plus que temps de comprendre que le concours est une opération de séduction sur le long-terme.

Avant même sa sélection en Suède, Loreen était donnée gagnante par les bookmakers. Le Finlandais Käärijä a longtemps tenu la seconde place des pronostics et a obtenu le plus de points des téléspectateurs le soir de la Finale. L’Eurovision n’est plus l’événement d’une soirée, mais de semaines ou de mois.

Le gagnant sera toujours l’un de ceux dont le monde a réussi à s’emparer bien avant le grand soir. Sa chanson aura su s’insinuer dans les oreilles des votants. Surtout, son pays aura su le porter, l’encourager, le soutenir de toutes les façons possibles. Loreen et Käärijä étaient partout, passés en radio et mis à l’honneur jusque dans les rues de leur pays.

La Zarra n’a reçu que peu de soutien. À qui la faute ? Un peu à tous : vous, nous et elle.

En la sélectionnant en interne, vous avez commencé par braquer les quelques Eurofans fidèles qui font vivre le concours en France. Des inquiétudes ont vite été soulevées sur son attitude et son attachement à la victoire. Sur le qualificatif de « diva », vous avez tenu à prendre sa défense, attaquant la « presse qui fantasme ». Force est de constater que son comportement au soir de la Finale confirme ce qui avait été évoqué dès le mois d’avril, lorsqu’elle avait décidé de ne pas se produire sur la scène de l’Eurovision in Concert à Amsterdam.

Au-delà du choix de la candidate, que nous avons malgré tout soutenu de tout notre cœur, c’est le processus même de sélection qui nous condamne. Ne peut être soutenu qu’un candidat auquel la majorité s’identifie. Comment s’identifier à quelqu’un que l’on nous a imposé ?

Une fois encore, la sélection nationale est la clé.

Il est temps d'instaurer une vraie sélection nationale, comme le font l’Italie, la Suède et tant d’autres.

Faites-le pour vous. Chaque année, la finale du Melodifestivalen et du Festival de San Remo font plus de 50 % d’audience, jusqu’à 63 % pour San Remo en 2023. Même leurs demi-finales dépassent de loin les scores de nos simulacres de sélection, avec plus de 40 % d’audience.

Faites-le pour nous, les Eurofans. Offrez-nous le spectacle que nous attendons. Mais faites-le aussi pour ceux qui ne sont pas encore des Eurofans. Donnez leur l’envie de s’intéresser à un événement musical d’envergure, comme un festival, pour les amener naturellement à découvrir et soutenir un représentant national.

Une fois la France séduite par son propre candidat, elle saura le porter sur la scène européenne et l’accompagner dans son opération de séduction des mois qui précèdent le concours. C’est le seul moyen pour nous de renouer avec la victoire.